Il y a 50 ans, le 28 mai 1971, Jean Vilar disparaissait brutalement, laissant un héritage inachevé et gigantesque. Si aujourd’hui nous sommes peu nombreux à le considérer encore comme une figure tutélaire, chaque plongée dans son œuvre et dans ses actions provoque la sidération dans sa façon de résonner, souvent de façon inattendue, avec notre présent.
“Le théâtre est une nourriture aussi indispensable à la vie que le pain et le vin“, ou qu’il est “un service public, tout comme le gaz, l’eau , l’électricité“. Comment mieux mesurer la régression dont nous sommes victimes ? Non seulement l’art, le spectacle, ont été décrétés non essentiels, mais encore le gaz, l’eau et l’électricité ne sont plus des services publics…
Lorsqu’en 1951 il prend la tête du TNPil affirme que le théâtre, pour advenir, pour combattre le traumatisme de la guerre, doit rassembler “le petit boutiquier de Suresnes et le haut magistrat, l’ouvrier de Puteaux et l’agent de change, le facteur des pauvres et le professeur agrégé. ” Il s’oppose ainsi à Sartre, en déclarant “le peuple c’est mon père “, petit commerçant de Sète. Le peuple ce n’est pas que l’ouvrier ! Mais il dynamite surtout les usages du théâtre élitiste parisien, avec programme payant et ouvreuses, champagne et protocole, et prix des places interdisant tout accès aux classes populaires.
On a oublié aujourd’hui combien le spectacle, après-guerre, était élitiste. Seules les grandes maisons d’opéras, ou le festival de Cannes, pratiquent encore les rituels qui étaient à l’œuvre dans les théâtres parisiens. Vilar savait qu’il devait, pour modifier substantiellement la composition du public, travailler aux conditions du spectacle, à l’accueil du public. A la suite de Copeau et d’autres – il n’est l’inventeur ni de l’éducation ni du théâtre populaires – il est allé très pragmatiquement à la rencontre de ceux qu’aujourd’hui on nommerait “les gens”.
Dès 1947, en inventant le Festival d’Avignon, il décentralisait le théâtre “de plein air et de plein roc” et popularisait son accès, faisant également baisser les coûts de plateau, et des billets. Cette histoire là est connue, mais au-delà nul ne fut plus attentif que lui à ce qu’on appelle aujourd’hui la médiation culturelle : c’est lui qui exigea des programmes de salle simples et gratuits, et voulut que les textes des pièces, les fameux “répertoires”, soient vendus pour quelques francs à la sortie du spectacle – avec photos d’Agnès Varda ! Dans des questionnaires de satisfaction le public était invité à donner, en détail, son avis sur le spectacle, mais aussi sur le confort des chaises, le niveau du son, le jeu des comédiens, le texte de la pièce. Matériel sinon matérialiste, Vilar pensait à tout : les horaires qui devaient convenir aux ouvriers qui sortaient du travail, la buvette qui devait permettre de se restaurer à des prix abordables, et il y avait même des after où on dansait…
Car l’esprit acéré de Vilar se doublait d’un acharnement presque insensé à la mise en œuvre de sa pensée. Ce qui n’empêchait pas la joie, l’amour du soleil chez ce méridional qui voulait que le théâtre retrouve « le ciel et la pierre », la nature, le partage. Les plus belles photos de ses comédiens sont celles où entre deux représentations, deux répétitions, ils se prélassent au Jardin des Doms, jouent au foot, discutent, et rient…
Pourtant, 3 ans après mai 68, Jean Vilar disparaissait, profondément atteint par l’annulation du Festival, par les cris de « Vilar Salazar » qui l’assimilaient au dictateur portugais. Les photos et les écrits d’alors le montrent épuisé, dépassé semble-t-il par une contestation politique et esthétique qu’il n’avait pas vu venir. Le spectacle populaire avait pris d’autres voies, rock, hippies, musicales, les décolonisations étaient passées par là : si le public du théâtre s’était sans conteste élargi grâce à Vilar on racontait encore souvent, à Chaillot ou Avignon, des histoires d’hommes, de rois et de nobles. Du répertoire, un peu de Brecht mais peu de création, et pas d’autrices…
Mais ce manque de discernement face à certains changements du temps a trop longtemps rendu ambigu ou contestable l’immense apport, infatigable, du bâtisseur. Les limites d’un universalisme généreux, mais surplombant, restent d’ailleurs au cœur de la plupart des clivages actuels entre les gauches… Se plonger dans ses écrits, avec le décalage que permet le temps, est aussi un plaisir esthétique : passionné, pertinent, Vilar avait le sens de la formule, et une sacre plume ! Pour exemple ces réflexions sur les festivals qui semblent dater d’hier (sauf les frigidaires et des 2CV !) Elles réaffirment la nécessaire transgression du théâtre, et mettent en garde contre le populisme médiatique naissant, et l’exploitation, privée et publique, de l’économie festivalière. .
“Que représentent ces festivals de l’été aux yeux du public ? Tourisme ? Passe-temps d’un soir ? Nuits d’été dans des enceintes historiques ? Beaux costumes dans des éclairages ad hoc ? Esthétisme des petits loisirs ? Shakespeare en veux-tu-en-voilà ? Perception des taxes municipales ? Accroissement des recettes des commerçants ? Tout le monde est heureux, tout le monde se réjouit, c’est parfait. Cependant, est-ce que les festivals n’ont d’autre ambition que de faire désormais partie de la panoplie du bonhomme moderne : frigidaire, télévision, 2 CV ?
Certes, un artiste doit, avant toute chose, comprendre les réalités et les besoins de l’homme de son temps. Cependant le théâtre n’est valable, comme la poésie et la peinture, que dans la mesure où précisément, il ne cède pas aux coutumes, aux goûts, aux besoins souvent grégaires de la masse. Il ne joue bien son rôle, il n’est utile aux hommes que s’il secoue les manies collectives, lutte contre ses scléroses, lui dit comme le père Ubu : merdre !“
Mais où vont les festivals, entretien avec Jean Vilar, revue Janus, 1964
Agnès Freschel
Cinquantenaire de la mort de Jean Vilar à Avignon
du 4 juin au 14 novembre – Côté Jardin, l’aventure vilarienne à Avignon. Exposition photographique au Jardin des Doms, Maison Jean Vilar
- 10 juillet 11h – Cinéma Utopia Projection en avant-première du documentaire Jean Vilar, La révolution du théâtre pour tous de Sandra Paugam.
- 12 juillet 11h30 Musée Calvet – Jean Vilar, une solitude peuplée. Éclats de correspondances, de Jean Bellorini, directeur du TNP