Existentiel et/ou essentiel…

Cela fait presque un an que la vie artistique et culturelle de notre pays est en berne. De confinement en dé-confinement partiel puis en re-confinement devenu presque total avec l’instauration d’un couvre-feux, théâtres et cinémas, musées et bibliothèques sont fermés, timidement ré-ouverts puis refermés, tous les festivals d’été annulés… Tout cela dans une absence totale de concertation et de transparence, selon les avis d’un comité scientifique pas toujours écouté et d’un « conseil de guerre » à la composition obscure, dont la seule fonction semble d’être de justifier les décisions « d’en haut ». La ministre Bachelot, pas plus que son prédécesseur Riester, ne semble avoir quelque influence. Quand elle brise le silence, c’est pour dire : « Je fais tout mon possible, mais je ne prends pas d’engagements »…

Insidieusement se prépare une société où tout ce qui fait le sens et le sensible, tout ce qui stimule et accompagne l’imaginaire, tout ce qui fait le plaisir de la rencontre et de l’échange est empêché.

Les enfants et les étudiants entament une seconde année scolaire et universitaire dans des conditions erratiques, qui laissent sur le bord du chemin les plus fragiles, les enfants des classes populaires en premier lieu.

Que nous reste-t-il ? Les réseaux dits sociaux, la radio et la télévision, le téléphone et la visioconférence, indispensable complément du télé-travail… Et pendant ce temps, les travailleurs en activité « non télé-travaillable » s’entassent dans les transports en commun. Il est pourtant prouvé que les lieux de spectacle, où les mesures sanitaires sont scrupuleusement appliquées ne sont pas, n’ont jamais été des lieux de contamination. Et de fait aucun cas suspect, aucun cluster n’a pu leur être imputé, ce dont le Conseil d’État devait convenir, sans toutefois faire droit aux requêtes en ce sens du mois de décembre dernier.

À cette catastrophe culturelle, qui laissera des traces indélébiles dans la vie artistique de notre pays vient s’ajouter une crise sociale sans précédent qui frappe les travailleurs, y compris ceux de ces secteurs. 

Si lors de la première vague avait pu être obtenue une « année blanche » pour les intermittent•es, ainsi que quelques aides ponctuelles en direction des artistes-auteurs, l’horizon est particulièrement obscur pour les mois qui viennent.

Pendant le premier confinement, de mars à mai, le secteur culturel est plongé dans le total silence gouvernemental. Il faut attendre le 6 mai pour que Macron daigne s’exprimer sur le sujet, invitant les acteurs culturels à « chevaucher le tigre » et à se ressourcer… Pendant ce temps l’action Netflix flambait au Nasdaq et les plateformes de jeux video explosaient leur chiffre d’affaires. La rentrée de septembre voit enfin arriver un « plan de relance ».

Deux milliards sur deux ans alors que selon les propres chiffres du Ministère, ce sont plus de trois milliards que l’ensemble du champ culturel (y compris la presse et le patrimoine) a perdu sur la seule année 2020.

On notera au passage que le patrimoine est mieux servi que le spectacle vivant, qu’au sein de ce dernier le secteur privé est mieux servi que le secteur subventionné, que les industries culturelles ne sont pas les plus maltraitées, et que les entreprises sont infiniment mieux traitées que leurs salariés…

Ce n’est pas pour nous étonner, mais c’est bien cela qu’il s’agit de corriger. Les activités artistiques et culturelles sont des « activités de main-d’œuvre » comme on dit parfois. L’emploi artistique et culturel est déterminant non seulement pour celles et ceux qui l’exercent, frontalement touché•es par la fermeture des salles, l’interruption des tournages et des spectacles en cours et le lancement de tout nouveau projet, mais aussi et peut-être surtout pour le « monde d’après ».

Il est évident que « l’année blanche » obtenue par les intermittent•es jusqu’au 31 août 2021, qui déjà laissait sur le pas de la porte les futurs « entrants » qui n’avaient pas encore franchi le seuil des 507 heures, ne suffira pas et devra être prolongée. Et les artistes-auteurs de toutes disciplines, qui ne bénéficient d’aucune indemnisation compensatrice de perte d’activité, sont dans une situation encore plus dramatique, dont il faudra bien que la puissance publique se soucie !

Amorcées le 15 décembre dernier, de nombreuses initiatives de résistance poussent ici et là. La journée du 30 janvier, jour de mobilisation contre la loi dite « Sécurité globale » a vu son objet étendu à toutes les libertés, dont celle pour les artistes et équipements culturels de rencontrer leurs publics. Des dizaines de manifestations ont eu lieu à Paris et dans toute la France. Le 4 février, jour de grande mobilisation interprofessionnelle (à l’appel de l’intersyndicale CGT, FSU, Solidaires, UNEF, UNL, MNL, FIDL) pour la préservation et le développement de l’emploi et des services publics, contre la précarité, devrait être une nouvelle occasion de convergence des professions artistiques et culturelles avec leur public naturel.

Cette catastrophe laissera des traces. Le premier confinement a vu la consécration de la home culture, profitant principalement aux produits numériques des industries culturelles américaines, dites globales. La disparition brutale de l’ « offre physique » a cédé la place à une « offre numérique » qui risque de changer durablement les habitudes des publics. Les grandes plateformes proposant une offre virtuelle payante ont profité de la crise pour développer leur position sur le marché : Netflix se taille la part du lion, bientôt suivie par Disney+, Amazon, Apple TV, etc., tandis que leur petite sœur hexagonale Salto peine à suivre le mouvement. 

Fermer les lieux de culture aussi longtemps revient pour le gouvernement à considérer qu’ils hébergent des activités « non essentielles » ; leurs publics sont invités à rester à la maison et à consommer les formes les plus commerciales, les plus « faciles », voire les plus aliénantes, même si les acteurs culturels les plus dynamiques, notamment ceux du spectacle vivant, tentent de s’adapter par la diffusion en ligne. Mais rien ne remplace la rencontre vivante, encore repoussée aux calendes. 

Dans ce contexte, tout se passe comme si le gouvernement se félicitait de ce que les citoyens s’approprient « la culture » sous l’angle le plus consumériste qui soit, en se défaussant de sa responsabilité publique en matière d’art et de pratique culturelle émancipatrice, nourrissant ainsi la « crise de sens ». 

L’opposition binaire entre « biens essentiels » et « non essentiels » fait apparaître la culture comme futile et dangereuse.

Elle nie sa fonction sociale émancipatrice et nous plonge dans une vision qui méconnaît le nécessaire « partage du sensible » et du symbolique comme condition sine qua non de la vie en commun, et même de la santé publique !

Comme le disait récemment Hortense Archambault, « La pensée, ça ne se fait pas tout seul dans sa chambre : nous avons besoin d’incarnation, de fiction, de beauté et de poésie. La question du corps aujourd’hui n’est vue que du point de vue de la maladie : on se rabougrit, on dépérit, nous sommes de plus en plus enfermés et craintifs. Il faudrait que nous puissions réfléchir ensemble, les lieux de culture sont les premiers lieux pour cela : ils permettent de réfléchir et d’éprouver ensemble. (…) La résilience a des limites : la situation aujourd’hui est très douloureuse pour les artistes. C’est un type de difficulté particulière : ce n’est pas de la survie, ça ne concerne pas les besoins primaires, mais c’est cette question de “Est ce que ce que l’on fait a un sens ?”, qui peut  vraiment casser des gens. Il faut faire attention à nous : pas parce que nous sommes des petites choses fragiles mais parce que tout cela renvoie à des questions de société. (…) Il y a peu d’opportunité aujourd’hui pour rencontrer des gens qui ne nous ressemblent pas : des gens de milieux, de classes sociales, de culture, d’histoires de vie différentes. Je crois que nos lieux sont des lieux où l’on doit pouvoir partager des émotions, des pensées, des réflexions et, en ce sens, contribuer à la question démocratique. C’est l’idée simple et qui date des Grecs, selon laquelle le théâtre est un endroit où la société se représente, et s’interroge sur elle-même et sur cette représentation des artistes ».

L’urgence est devant nous. La création artistique, la création culturelle, sont une composante de l’action publique. Sans action publique, clairement définie, sans un accroissement considérable de la refondation des services publics de la culture, nous ne pourrons envisager une sortie de crise « heureuse ». Le gouvernement Macron/Castex est celui qui démantèle les services publics. L’urgence est de redonner sens à l’action publique en matière artistique et culturelle.

Jean-Jacques Barey