C’est plus ou moins dans un état de sidération que les salles hexagonales attendent la perspective d’une réouverture définitive. Et ce dans sa définition médicale : état de mortapparente, sous l’effet d’un violent choc émotionnel. Au foisonnement des initiatives du premier confinement se sont substitués le silence (de la pensée, de la parole), une paralysie laryngée, une vacuité du désir si révélatrice d’une impuissance à projeter.
Au printemps 2020, nombreux étaient les témoignages d’exploitants se félicitant, malgré les circonstances, de freiner une accélération du temps, celle-là même qui accompagna la naissance de la modernité, mais désormais jusqu’à l’abîme.
Certes, les salles de cinéma fermaient, une quasi première dans leur Histoire. Mais leurs tauliers ne dissimulaient pas, pour certains, un certain soulagement à s’arracher au rythme sisyphéen de ce qu’était devenue ces dernières années l’exploitation : frénésie des sorties, recherche omnipotente d’un public à renouveler, empilement d’événements et autres soirées spéciales… Enfin, on allait prendre un brin de recul, s’interroger sur les pratiques, en extraire le sens, changer de braquet, prendre les routes fleuries de la Nationale.
L’émulation collective se répandait sur les réseaux sociaux, certaines salles partageaient quotidiennement – et copieusement – leurs films fétiches en libre accès (illégalement) sur les chaînes de streaming, lorsque d’autres organisaient projections et rencontres virtuelles via les plateformes émergentes, type La Vingt-Cinquième Heure.
Cette suspension du temps bénéficierait à n’en pas douter aux praxis de l’exploitation, la salle de cinéma reconquerrait sa place dans la Cité, s’extrayant de son interdépendance vis-à-vis des lois du marché culturel.
Nous parlons bien des salles classées « art et essai »
Mirage éphémère, comme l’a énoncé Nietzsche. La réouverture des salles, le 22 juin 2020, a entériné les tristes notions d’Herbert Spencer, la survie du plus apte. Le modèle dominant a repris in extenso le cours des choses : dans ce calendrier révolutionnaire, le 22 juin devint le jour suivant le 16 mars, et les premiers films exploités lors de ce temps d’après furent exactement ceux qui avaient quitté, contraints, l’affiche au premier confinement : De Gaulle, Judy, Radioactive… Las, nous parlons bien des salles classées Art et Essai, voire Recherche.
La suite est plus connue : alors qu’un sondage annonçait crânement, en mai 2020, que 70% des français déclaraient vouloir retourner « rapidement au cinéma », la fréquentation estivale fut plus que décevante, et hormis un sursaut dans les jours qui précédèrent le deuxième confinement, cette réouverture des salles fut loin d’atteindre les espoirs escomptés, avec une baisse vertigineuse des entrées, selon les salles et territoires hexagonaux.
La fermeture des salles de cinéma jusqu’à ce jour effective depuis le 30 octobre, sans omettre le coup de massue des désillusions du 15 décembre, a donc plongé l’industrie dans cet état de sidération susnommé. Exit la prolifique énergie qui semblait se dégager du premier confinement. La lassitude, l’incertitude, l’impact redouté des plateformes numériques qui affichent leur arrogant succès se sont substitués au vibrant désir de replacer la salle de cinéma au cœur des enjeux artistiques, humains, sociaux, urbains de son environnement. Les énergies peinent aujourd’hui à l’inventer comme agora d’une pensée collective dont l’ossature resterait l’image en mouvement, reflet du Monde.
Que va-t-il se produire lors de la réouverture définitive tant attendue dans les mois à venir ?
Foncièrement la même chose : le cours du marché file toujours plus rapidement que nos 24(ou 25) images par seconde. Les mécanismes industriels resteront inchangés : embouteillage de films trop longtemps restés dans les tiroirs (près de trois cents opus sont sur les starting blocks, chiffre vertigineusement apocalyptique), combat pourtant vain des exploitants pour l’accès aux films porteurs dans les meilleurs délais, jouer des coudes à qui invitera la ou le cinéaste en vue, yeux rivés sur la quantité (entrées) plutôt que sur la qualité (le sens) et, surtout, une logique de programmation à l’identique, qui a fini par gangrener l’acception même du geste-passeur.
Car c’est à cet endroit que les prémices d’une transformation vertueuse de la salle de cinéma devraient opérer.
La logique de sorties des films a induit une logique de programmation, dont il est grand temps de sortir aujourd’hui
On a coutume de dire que l’on passe tel film, or c’est bel et bien le film qui passe. Trop vite, mal programmé si non porteur, oublié parfois dès sa seconde semaine de sortie. L’exploitation agit telles ces machines à sous pousse-pièces des fêtes foraines : un film chasse l’autre, sans avoir eu l’instant d’imprimer, d’impressionner plus exactement, l’Historiographie même d’une mémoire cinématographique.
À l’instar de ce que connurent en leur temps, parmi de nombreux exemples, La salamandre d’Alain Tanner ou Eraserhead de David Lynch, que ne voyons-nous pas fleurir plus largement, parmi les 1500 salles classées Art et Essai en France, de telles expériences : garder à l’affiche les films, dont on pressent qu’ils marquent un bouleversement dans les langages de l’image en mouvement, non pas deux ou trois semaines, mais dix, vingt, cinquante, même à raison d’une séance hebdomadaire ?
La logique de sorties des films a induit une logique de programmation, dont il est grand temps de sortir aujourd’hui, à l’aune d’une nouvelle ère.
Le constat s’étend d’ailleurs à la question de l’événement, pire, à l’événementiel. Ce terme fourre-tout où se mêlent toutes activités sortant des clous balisés de la pure exploitation, et qui, ne l’oublions pas, permet souvent une simple valorisation de sa subvention Art et Essai, se réduit, dans la majorité des cas, au pire à la basique invitation du cinéaste pour la séance de son film, au mieux à celle d’un intervenant lié au sujet abordé.
Ici encore, trop peu de salles hexagonales s’emparent du champ d’expérimentations qu’il est possible de défricher autour d’une œuvre, afin de faire sens : programmer successivement deux opus qui se font écho, voire deux cinéastes propres ainsi à confronter leurs regards, rendre remarquable la présence d’un artiste par une rétrospective plus exhaustive qui se prolongerait le temps d’un weekend, mettre en lumière d’autres dynamiques que la fabrication du film, se faire l’écho de tout un pan cinématographique invisible en salles car non distribué, jouer de la transversalité des Arts en offrant à l’œuvre filmique un éclairage littéraire, plastique ou musical… quelques pistes parmi tant d’autres qui soutiennent l’idée que les gestes de programmation doivent faire événement, et non l’inverse.
Pour une transformation radicale de l’exploitation hexagonale
Ce dernier point quant à la transversalité des Arts fait débat. Mêler à la projection concerts, échanges littéraires ou représentation plastique fait perdre pour certains l’âme de l’œuvre filmique. Or, ne pourrait-on imaginer que la juxtaposition de deux pratiques permet de rapprocher les gestes artistiques pour en créer un troisième, cette image-pensée dissensuelle chère à Godard ?
Et le cinéaste de rajouter : c’est la marge qui tient la page.
On le voit dans ces quelques exemples pourtant trop rarement développés dans les salles de France (mais courants dans les sémillants lieux alternatifs internationaux), et malgré les dispositifs trop peu relayés de structures telles Documentaires sur Grand Écran (Double-Jeu) ou l’ACID (Acid Pop), le chemin pour une transformation radicale de l’exploitation hexagonale sera plus rapidement arpenté par l’inéluctable marche de l’Histoire que par la volonté propre des professionnels.
Emmanuel Vigne