Pour avoir préféré la croyance à la pensée, et pour le reste : “Ni oubli ni pardon”

Depuis des mois maintenant, le monde de la culture et de la création ne cesse de hurler  à la mort. La sienne. Mille fois, du plus humble au plus célèbre, les créateurs, auteurs ou interprètes, dans une unanimité inédite, ont répété partout que fermer durablement les lieux de spectacles, de monstration, de vente, était un désastre. Désastre culturel, désastre économique, désastre personnel, désastre social, désastre psychologique, désastre à tous les étages.

À ce désastre généralisé, que l’on aurait simplement pu attribuer à votre seule incompétence, vous avez fait pire. Vous avez ajouté votre mépris. À ceux qui crèvent aujourd’hui la gueule ouverte, vous avez affiché la désinvolture. Vous avez considéré la culture comme « non essentielle » (c’est votre mot), vous avez asséné à longueur de communiqué et d’interventions médiatiques que la société française pouvait parfaitement se passer de livres, de films, de musique, de théâtre, de danse, d’arts plastiques, de bandes dessinées, d’expositions, de festivals, de philosophie, de pensée, de communions dans le plaisir.

À cette gifle, cette insulte que vous avez crachée au visage de tous les artistes créateurs (écrivains, cinéastes, metteurs en scène, comédiens, peintres, dessinateurs, sculpteurs, danseurs, musiciens, chanteurs, décorateurs, techniciens et autres), désignés comme êtres inutiles à la vie en commun, vous avez encore ajouté une comparaison ignominieuse.

Vous avez considéré les lieux de culte religieux comme « essentiels » et les avez laissés ouverts. Tout en respectant le droit de chaque citoyen ou citoyenne aux convictions qui sont les siennes et d’en pratiquer les rites, je me permets de dire ici que les garants des valeurs républicaines que vous êtes censés être ont préféré la croyance à la pensée, la superstition à la raison, le dogme à l’échange. Vous auriez pu, dans un souci de consensus, traiter les uns comme les autres, les gestes barrière imposés aux églises, aux synagogues, aux mosquées étant strictement les mêmes praticables dans une salle de théâtre, de concert ou de cinéma. Non, il vous fallait ajouter cette humiliation, qui ne vous sera jamais pardonnée.

Aussi, notre société, déjà mise à mal dans sa santé, son économie, sa convivialité, en paie-t-elle aujourd’hui les conséquences. D’abord chez les créateurs : qui comptabilisera, comme on le fait pour les victimes de la Covid 19, les suicides, les renoncements, les déprimes graves, les accidents qui frappent depuis des mois déjà le monde de la culture ? Qui comptabilisera les lieux fermés à jamais, les compagnies dissoutes, les revues arrêtées, les éditions et librairies en faillite, les producteurs ruinés ? Qui comptabilisera les désastres familiaux, dans les couples ou les rapports parents-enfants ? Vous êtes-vous interrogés sur ce qu’il se passe dans le cerveau d’un jeune enfant quand il apprend que ses parents ne sont pas « essentiels » à la société dans laquelle il va vivre ?

À ce que cela signifie pour lui quand il se livre à des comparaisons ?

Même dans vos « aides », si fort clamées dans votre communication, vous avez trouvé le moyen de discriminer encore : exit les retraités (quand on sait le montant des retraites pour des créateurs !), exit les non-professionnels (les professionnels à temps plein restent une exception), exit les emplois précaires, exit les associations…

La société vous a déjà désavoués massivement, en se ruant sur les commandes de livres, de CD, de vidéos, de captations d’opéra, de danse ou de théâtre — commandes trop souvent effectuées auprès des vautours GAFA au détriment des relais habituels de culture, espérons-le provisoirement.

Mais cette même société aujourd’hui paie elle aussi un lourd tribut à ce désastre. À qui fréquente la rue, les marchés, les magasins, les administrations, les lieux de santé, une incroyable tension est visible. Hurlements, injures, bagarres, violences sont partout. Ils ne sont pas le fait de personnes violentes, mais de simples citoyennes et citoyens qui pètent un plomb, de gens à bout que le moindre incident, qui se serait soldé par des excuses ou un sourire, se résolve désormais à coups de poings ou d’insultes, trop souvent racistes ou discriminatoires.

La société explose. En parallèle, la multiplication des dénonciations, de voisin à voisin, montre que l’esprit de délation qui a pourri la période pétainiste, a champ libre pour un retour triomphant. Auriez-vous fait plus de dégâts en interdisant les rapports sexuels ?

Yves Frémion [1]Yves Frémion est écrivain, romancier, essayiste, spécialiste de bandes dessinées… Actif militant écologiste, il fut député européen de 1991 à 1994 et conseiller régional … Continue reading , animateur de PEPS-Culture

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1 Yves Frémion est écrivain, romancier, essayiste, spécialiste de bandes dessinées… Actif militant écologiste, il fut député européen de 1991 à 1994 et conseiller régional d’Ile-de-France de 1998 à 2010. Il y fonde le Motif, observatoire régional du livre et de l’écrit. Il quitte EELV en 2017 pour rejoindre PEPS, « pour une écologie populaire et sociale », où il anime PEPS-culture, un groupe de réflexion au carrefour de l’écologie et de la culture. Il fonde en 2004 la revue  « iconophile et iconoclaste » Papiers nickelés, (67 n° parus). Syndicaliste chevronné, il préside le SELF, syndicat des écrivains de langue française jusqu’en septembre 2020, et participe activement à notre groupe de travail sur les droits sociaux des artistes-auteurs. Il a bien voulu nous confier cette tribune, qui n’engage pas que lui…