Difficile de ne pas faire appel à Bertolt Brecht et à « La résistible ascension d’Arturo Ui » pour qualifier le moment que nous vivons. Oui « le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde ». Nous avons été nombreux à découvrir horrifié et incrédule le projet de motion qu’un élu LR de Marseille s’apprêtait à présenter au vote du Conseil de la Métropole Aix-Marseille. Un texte aux accents maurassiens, appelant à la défense de « l’identité et la culture française » contre une prétendue islamisation de la société, s’en prenant avec une violence inouïe à tous ceux qui osaient défendre un autre point de vue, pelle- mêle les antiracistes, les féministes, les progressistes, dénonçant ses propres phantasmes : ceux de «l’intersectionnalité », de la « cancel culture » ou de « l’islamo gauchisme ». Un texte enfin où la bêtise le disputait à la xénophobie, au sexisme et à l’homophobie. Cette motion, devant l’ampleur des protestations, fut finalement retirée de l’ordre du jour. Mais pas le projet de la présidence de la Métropole de transformer le Château de la Barben en Puy du Fou à la provençale. Ce qui d’une certaine façon revient à mettre en œuvre la motion retirée.
Quelques jours plus tard nous apprenons par le site d’information Marsactu qu’un président de club nautique du littoral sud marseillais, lors d’une réunion très officielle du Conseil portuaire de la même métropole marseillaise, s’en est pris dans des termes « choisis » aux « Arabes ». Il a affirmé être prêt à participer à des « ratonnades » contre les « melons » et je vous passe les autres mots « fleuris » qu’il a utilisés. Tout cela devant des personnalités éminentes mais silencieuses, en particulier un des principaux élus de droite de la Métropole.
Ajoutons à cela l’appel national à la sédition et à l’intervention armée contre « les hordes barbares » des banlieues, lancé par un quarteron de généraux à la retraite avec le soutien de centaines d’officiers ; appel d’ailleurs suivi d’un autre, anonyme celui-là, mais à la même tonalité et d’après Valeurs Actuelles qui le publie, il est signé par des centaines d’officiers d’active. Ajoutons encore l’agression subie lors de la manifestation du 1e mai par des militants de la CGT, non par des soi-disant gilets jaunes ou blacks blocs comme l’ont suggéré les médias « main stream », mais bien par des commandos d’extrême droite. Nous pouvons légitimement être inquiets de l’air du temps.
Ne sommes-nous pas en train de vivre ce qu’annonçaient depuis des années beaucoup d’observateurs de notre société, la lente mais irrésistible lepénisation des esprits ? Philippe Corcuff dans son dernier livre, La grande confusion, montre comment « l’extrême droite a gagné la bataille des idées ». Or nous savons depuis Gramsci que l’hégémonie culturelle précède la prise du pouvoir politique. Elle en est même la condition. Le même Gramsci dans ses Carnets de prison en 1929 définissait les temps qui venaient de la manière suivante : « Quand le vieux monde se meurt et que le nouveau tarde à naître, c’est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres ». Ne trouvez- vous pas qu’il y a dans la période que nous vivons comme un bégaiement de l’histoire ?
On comprend mieux pourquoi il est urgent que la vie intellectuelle, artistique et culturelle, mise sous l’éteignoir sous prétexte de pandémie, reprenne droit de cité. Le mouvement d’occupation des lieux de création, de diffusion et d’action culturelle n’est pas seulement un moyen de défense légitime d’une corporation menacée, c’est fondamentalement l’espoir et le moyen pour notre société de retrouver les chemins de son émancipation, le déploiement de son imaginaire pour se libérer des obscurantismes de tous poils qui nous étouffent.
C’est pourquoi à mon sens, il ne s’agit pas seulement de rouvrir les lieux, de présenter les œuvres répétées durant ces longs mois de confinement, de continuer comme avant pour éviter désespérément l’effondrement. Il faut aussi que les artistes, les intellectuel-le-s, les citoyen-ne-s se placent dans une position de reconquête pour refonder des politiques publiques de l’éducation et de la culture pour en finir avec la fracture entre la création et l’éducation populaire, artistique et culturelle mais aussi avec le populisme culturel rampant de l’Etat et de certaines collectivités, la marchandisation généralisée de l’art, les idéologies séparatistes, les haines racistes, sexistes et guerrières qui nous envahissent.
« Le réel c’est l’impossible » disait Lacan et René Char complétait en écrivant dans Les feuillets d’Hypnos que « l’impossible nous ne l’atteindrons pas mais il nous sert de lanterne ». En ce sens le réel c’est aussi ce qui nous éclaire et nous permet de ne pas adhérer à la situation que nous subissons, pas seulement par une forme de résistance, mais surtout par l’affirmation de soi, de ce que nous sommes et de ce que nous voulons.
Alain Hayot