REFONDER LES POLITIQUES PUBLIQUES DE LA CULTURE

Quelques pistes de réflexion pour refonder les politiques publiques de la culture.

Pour engager une refondation des politiques publiques de la culture, il est important de partir d’un fait majeur : la part croissante du travail artistique dans la société. Un seul exemple : au début des années 1930, on comptait autour de 15 000 musiciens professionnels en France. Aujourd’hui on recense 75 000 musiciens intermittents (chiffre pôle emploi 2019). Ainsi nous pouvons constater qu’en près d’un siècle, le nombre de musiciens professionnels a été multiplié par 5 alors que la population française, elle, n’a pas doublé. La musique n’est pas le seul secteur concerné par cette hausse, toutes les activités artistiques le sont.

Dans des mêmes proportions, voire beaucoup plus, que la musique. Ainsi on peut estimer que près de 400 000 à 500 000 personnes exercent le métier d’artistes en France. Toute discipline confondue, sans comptabiliser les salariés des métiers qui dépendent de l’activité artistique. Le fait que l’ensemble des écoles d’Art (arts plastiques, musique, théâtre…) connaissent une affluence d’élèves confirme ce mouvement global de la société. La majorité de ces artistes, actuels ou futurs, est promise à une précarité sociale car la société n’a pas pris en compte cette évolution. Une sorte d’entonnoir filtrant s’est formée entre la part croissante du travail artistique et des institutions obsolètes qui ne répondent plus à cette nouvelle demande sociale.

Pourquoi une telle importance du travail artistique ?

Si de plus en plus de personnes ont choisi de devenir artistes, ont le désir d’être artiste, cela est le résultat d’une évolution importante des mentalités. On constate à partir des années 1960 que les villes qui accueillent les Maisons de la Culture (version Malraux) ou les CAC et CDC (version Duhamel) sont souvent de nouvelles villes universitaires. La place croissante des nouvelles couches moyennes diplômées dans le salariat a élargi la demande sociale de vie artistique. Évidemment le poids politique du PCF, qui attribuait à l’art un rôle important dans les processus d’émancipation populaire, une fois l’impasse « Djanov » dépassée, a donné une coloration particulière à ce mouvement sociétal. Ainsi s’est construite une demande sociale qui est aussi une aspiration confuse, un imaginaire collectif aspirant à des aspects plus profonds de l’existence humaine.

Mais il y a un « hic », cette aspiration est au cœur d’une contradiction résultant d’une intensification de la marchandisation culturelle, voire même aujourd’hui de sa financiarisation boursière. Comme le souligne le théoricien marxien américain Fredric Jameson : « la production esthétique s’est aujourd’hui intégrée à la production de marchandises en général », l’innovation esthétique étant essentielle au flot sans cesse renouvelé de marchandises. Cette logique culturelle du capitalisme tardif a besoin d’une sélection des artistes par le marché et donc par voie de conséquence une précarisation de ses acteurs. Comme le souligne Jameson, cette situation a pour conséquence la production de formes « pastiches » ou « simulacres » détournant le propos artistique. On peut même ajouter que le capitalisme culturel contemporain est destructeur de langage en observant, par exemple, les modes de fonctionnement du « streaming » musical tant adulé par le nouveau CNM dernière création des politiques culturelles néolibérales. Il y a donc aujourd’hui une urgence de politique publique qui permette à la vie artistique de s’émanciper de la logique marchande. Ce doit être l’objectif d’une refondation des politiques publiques de la culture.

Pour de nouvelles perspectives des politiques publiques

Le premier objectif d’une politique publique doit être la reconnaissance du travail de tous les artistes, même s’ils sont 500 000. Les 800 à 900 millions d’Euros consacrés à la création artistique dans le budget du Ministère de la Culture, sont aujourd’hui insuffisants. Cette somme stagne depuis de nombreuses années se dévalorisant en raison du coût de la vie. De nouvelles idées proposent un élargissement des modes de financement de la vie artistique par une cotisation sur la valeur de type sécurité sociale [1]Aurélien Catin. « Notre condition » essai sur le salaire au travail artistique. Riot éditions 2019. Ainsi, une cotisation très minime de 0,05% permettrait quasiment de doubler le budget de la création artistique en France. Cela peut être obtenu en généralisant l’intermittence artistique et en baissant régulièrement les seuils horaires d’accès à l’indemnisation. Ainsi serait financé et reconnu le travail d’artistes, qui dans des collectifs, qui dans des friches et territoires, n’ont pas accès suffisamment aux institutions.

Deuxièmement démocratiser l’institution culturelle. Cela commence tout d’abord par changer le mode de recrutement des directions d’établissements culturels par la présence majoritaire d’artistes (tirés au sort sur liste professionnelle) et des syndicats professionnels dans les jurys auprès des financeurs. Ainsi, cela permettrait de remettre réellement l’artistique au centre des choix de nomination et stopper la tendance actuelle croissante des nominations de « faits du prince » qu’il soit représentant de l’état, élu territorial ou même Président de la République. Depuis le début des années 2000, une logique globale a trouvé sa cohérence. Sous Sarkozy, le Ministère de la Culture a accompagné les conventions artistiques de tableaux indicateurs de performance totalement inspirés des Key Performance Indicator (KPI) du management entrepreneurial. Totalement inadapté au travail artistique, ces indicateurs séparent objectifs artistiques, objectifs de productions, objectifs de financements et gestions dans une litanie de multiples cases de tableaux« excel » qui finissent d’ailleurs par être contradictoires les unes aux autres. Il faudra supprimer ces conventions avec indicateurs car elles tendent à une régulation conformiste des aides accordées et à une spécialisation technique de la création. Tel projet artistique adapté à tel public, tel autre projet pour l’action culturelle etc. Le projet a remplacé l’œuvre. Le « taux de remplissage de salle » est malheureusement devenu un objectif écrasant les autres, notamment la finalité artistique. Le public n’a plus rendez-vous avec le questionnement de l’inattendu. Insidieusement, un contrôle de la production de l’imaginaire s’est tranquillement mis en place ces dernières années.

Le cadre de ces propositions est ici rapidement esquissé nécessitant évidemment approfondissement. Elles permettent d’ouvrir un débat pour la reconnaissance de l’artiste comme un travailleur non soumis à la contrainte du marché. Et en conséquence reconnaître la dimension sociétale indispensable de l’art dont la spécificité culturelle est le travail sur les langages et la symbolisation. D’ailleurs ne faudrait-il pas changer le nom du Ministère de la Culture par celui de Ministère de la Vie Artistique ?

Fabien Barontini

References

References
1 Aurélien Catin. « Notre condition » essai sur le salaire au travail artistique. Riot éditions 2019